Leffonds

La mémoire de Georges Dauvé

Les américains à Leffonds durant la guerre 14-18.

La période du camp américain à Leffonds au cours de la grande guerre 14-18.

Témoignage de Geoges Dauvé 1910-2005
Georges dauveGeorges dauve (19.95 Ko)
Mémoire d'un homme du XXème siècle
impression Chaumeil 2005
Il avait 90 ans  en 2000 lorsqu'il a écrit toutes les périodes de sa vie

C’est pendant le cours d’histoire sur la Grande Guerre (14-18) que j’eus l’occasion d’évoquer mes souvenirs directs et personnels sur les soldats américains.

La discussion avait vite intéressé les normaliens car Chaumont avait eu l’état-major et le chef suprême le général Pershing au val des Ecoliers, à la sortie de la ville en direction de Langres... et de Leffonds. « Le 1er Septembre 1917, le Général Pershing installe le quartier général et son corps expéditionnaire à Chaumont en Haute Marne. En moins de 18 mois, plus de deux millions de soldats sont recrutés et traversent l’Atlantique. Des tonnes de matériels, de munitions, d’armes, de ravitaillement de toutes sortes vont transiter par les camps d’entraînement créés dans notre département. Les américains y implantent de nombreux hôpitaux, des terrains d’aviation, des ateliers, expérimentent de nouvelles armes, développent des techniques médicales novatrices, instruisent leurs troupes, forment les hello Girls. (Chaumont, Bourg, Rimaucourt, Bourmont, Biesles, et bien d’autres) » Leffonds avait été choisi comme camp d’instruction pour les nouvelles recrues qui arrivaient par bateaux entiers.

C’est à l’hiver 1917-18 qu’un groupe d’hommes sous de grands manteaux de caoutchouc aunes, des chapeaux à grands bords avec quatre coups de poing qui semblaient avoir été donnés pour marquer la coiffe, arriva devant notre porte. Ils attendaient dans la cour pendant qu’un officier aidé d’un interprète civil expliquait au maire, mon grand-père, ce qui les amenait. D’abord la construction d’un camp de grandes baraques Adrian, et tout de suite une provision de bois de chauffage, sinon, affirma l’interprète, ils se serviraient eux-mêmes. C’est ainsi que notre réserve de chauffage fut fortement entamée.

Curieux soldats, ces premiers Américains. Ils mâchouillaient sans arrêter, sortaient du manteau de petits sacs au cordon jaune et roulaient des cigarettes de tabac... tout blond. Ce contingent ne resta que le temps de la construction d’une douzaine de grandes baraques de bois noir avec citerne d’eau et un groupe électrogène qui leur donnait l’électricité. Ces premiers éléments d’hommes durs qui étaient des volontaires forcés avaient reçu la promesse que leur détention serait automatiquement réglée s’ils s’engageaient pour le combat là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique. Dire que plus d’un a dû le regretter... ?

Puis sont venues de jeunes recrues superbes, joyeux éclatant de gaieté, se jouant des tours, riant de toutes leurs dents dont certains montraient, à nous les gamins pantois, des mâchoires jaunes et brillantes, du jamais vu. Aussi gamins que nous, prêts à la poursuite, à la cachette. Ils nous comblèrent de leur amitié, nous étions copains.

Et derrière quelques gamins délurés, je suivais le train. A plusieurs reprises de jeunes Américains avaient essayé d’expliquer en riant avec mimique à l’appui qu’ils désiraient faire zig-zig. Aussitôt qu’ils eurent compris, Barbier le rouquin et Roger commencèrent à réclamer de l’argent... qu’ils obtinrent. « Viens, viens ! » avec les bras battants. Les trois soldats excités suivirent jusqu’ à la porte d’une petite maison. Coups, appels à la porte, pour voir soudain apparaître une vieille sorcière furieuse, échevelée qui hurlait de rage « bande de voyous, attendez voir ! » et, devant les visiteurs ahuris, leur claqua la porte au nez. Quant aux deux filous, à distance respectueuse, ils se tordaient de rire.

Dans une des plus grandes baraques se tenaient les festivités, réunions et bals dansés au son de l’orchestre d’une équipe de musiciens rassemblés sur une estrade. Et en coin, un joueur de trombone à coulisse. Il était superbe à lancer les deux tubes à coups modulés. Je l’admirais assis au coin de l’estrade. Il s’en aperçut, me fit approcher et bientôt m’apporta une tasse de cacao crémeux et chaud. Un régal. Des sourires et nous étions amis. Au cours des séances les filles étaient invitées à écouter la musique et à danser. Et à chaque fois, à mon grand étonnement, tout à coup, l’électricité s’éteignait, l’obscurité totale, cris féminins, appels, bancs culbutés... soudain sur un son de clarinette (d’avertissement), la salle brillamment éclairée, toute cette jeunesse se reprenant en hâte.

Chaque soir, cérémonie des couleurs, son de clairon, toutes les rangées de soldats immobiles et raides, les chefs en avant. Un moment d’émotion pour tous ; pendant l’hymne national on sentait alors dans cette belle jeunesse une émotion patriotique intense.

Malgré une interdiction formelle, les gamins s’approchaient du terrain de manœuvre des soldats : « lever ! coucher ! bonds en avant ! » lançant des grenades éventrant des sacs de terre pendus à hauteur d’hommes. Oh l’ennemi pouvait s’attendre au pire. L’exercice terminé, le lieu déserté après un rassemblement joyeux, nous, les gamins, prenions possession du terrain de manœuvre à la recherche des grenades éclatées et quelquefois nous trouvions des sortes de briquets à mèche que nous glissions dans nos poches. Rien à faire pour les allumer. Alors de retour au village, Roger, le premier à rentrer à la maison, alla au foyer de la cuisine pour essayer d’allumer un briquet. Un bras tendu vers la flamme, un jaillissement d’étincelles : « Jette ça, jette... » cria son père assis au coin du feu. Une explosion soudaine, les doigts de Roger en sang. Deux doigts mutilés, le pouce arraché. Et nous à jeter dehors tous les briquets.

Roger, en 1939, ne fut pas mobilisé, pas de guerre ou pas de captivité. Je ne devais plus jamais revoir mon copain le musicien ; les jeunes Américains avaient eu le baptême du feu vers Saint-Mihiel, Meuse. Entre mon vieil instituteur, le père Richard et l’Américain interprète s’échangèrent quelques propos attristants. « Ce fut très dur, les lignes ennemies bien organisées, beaucoup tombèrent au premier assaut, oubliant de faire les bonds en avant, très courts. » J’étais tout ouïe et je crus voir soudain s’effacer un beau visage aux yeux clairs.

Mon récit s’était terminé dans un silence ému.

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Les américains en Haute-Marne

Pourquoi les Américains sont-ils venus si nombreux en Haute-Marne entre 1917 et 1921 ? Le général Pershing, si l’on en croit ses mémoires, a choisi la région au sud-est de Paris pour former l’armée américaine en France. Ce choix lui était-il aussi délibéré qu’il le laisse entendre ? Cela demande à être vérifié, car ses divisions devaient s’intercaler dans le dispositif franco-anglais. D’où une première question : pourquoi la Haute-Marne ?
Une fois sur place, les divisions américaines se sont instruites et ont vécu au milieu de la population locale. S’il est relativement facile de connaître l’aspect militaro-administratif de la question, il est plus difficile d’être informé sur les rapports entre les civils français et les militaires américains, car les témoignages manquent. D’où deux questions : comment s’est faite cette installation ? Quels ont été les rapports entre les Américains et les Haut-Marnais ?
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de regretter que personne, pas même l’auteur de ces lignes, n’ait pensé à recueillir le témoignage des hommes et des femmes qui ont vécu le temps des Américains. Quatre-vingt ans après, il est trop tard.

I. Pourquoi la Haute-Marne ?

L’armée américaine, qui avait commencé à débarquer en France en juin 1917, compte à la veille de l’Armistice 1 906 000 hommes en France. Elle n’a pu se rassembler et s’instruire uniquement sur le territoire de la Haute-Marne. Elle s’est implantée sur une partie plus ou moins grande des départements suivants de l’Est de la France : Aube, Côte-d’Or, Haute-Marne, Meuse, Haute-Saône et Vosges.

Chaumont est située au centre de cette zone. C’est donc naturellement que le général Pershing a choisi d’y installer le commandement de son armée, c’est-à-dire deux éléments proches mais distincts, le grand quartier général et l’état-major de l’armée. Le premier s’est établi d’abord à la Gloriette, puis, sans doute pour des raisons de discrétion, hors de la ville au château du Val-des-Ecoliers. Le second a disposé du quartier Damrémont.
La conjonction de trois contraintes a amené le général Pershing en Haute-Marne.
La première est stratégique.
Dès l’automne de 1917, le général Pétain, commandant en chef des armées françaises, voulait engager l’armée américaine en Lorraine. La zone centrée sur la Haute-Marne se trouve immédiatement en arrière du front sur lequel l’armée américaine devait être engagée. De plus, et c’est là une des conséquences de la préparation de la concentration des armées avant 1914, cette zone est particulièrement bien pourvue en routes et en voies ferrées susceptibles d’approvisionner un front allant de Verdun à Lunéville.
La deuxième contrainte, c’est l’instruction de l’armée américaine, qu’on veut la plus proche possible de la zone d’engagement prévue. Or, une grande partie de la Haute-Marne est couverte de terres pauvres, pouvant offrir des terrains d’exercice au moindre coût. Une liste de dix camps d’instruction possibles en situe cinq en Haute-Marne (Bourmont, Saint-Blin, Andelot, Bologne et Joinville). A ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler que le terrain de La Vendue était une lande à moutons lorsque la ville de Chaumont le racheta pour en faire le terrain d’exercice de la garnison.
La troisième contrainte est logistique. Une armée de plus d’un million d’hommes ne peut vivre entièrement sur un pays qui entretient déjà sur pied de guerre une armée de quatre millions d’hommes. Le ravitaillement, les chevaux et une partie du matériel doivent venir des Etats-Unis. D’où un problème de ports.
Ces ports ne peuvent être ceux de la Manche qui sont saturés par le soutien de l’armée britannique. De plus, il faut, autant que possible, que les voies menant aux ports soient hors de portée des sous-marins allemands. Saint-Nazaire, l’ensemble portuaire de la Gironde et à un moindre degré, Brest, s’imposent donc comme bases portuaires des Américains.
À partir de ces ports, on ne saurait faire converger les renforts et les ravitaillements vers la Normandie où les Britanniques sont déjà très présents. Pour d’autres raisons, la région parisienne est exclue. Il ne reste donc d’autre région que le Sud-Est de Paris, c’est-à-dire la région centrée sur la Haute-Marne.
Les trains américains convergent sur Dijon, puis la ligne Dijon-Chaumont leur est réservée. La gare d’Is-sur-Tille, située à la limite des réseaux de l’Est et du PLM, devient la gare de l’armée américaine. Il s’y ajoute un triage secondaire aménagé à Hûmes.

II. Les forces américaines en Haute-Marne

Les unités américaines, qui arrivaient en France, n’avaient reçu qu’une instruction sommaire. Sans formation complémentaire, elles étaient inaptes au combat. D’où une première nécessité : disposer des moyens pour mener une instruction individuelle et collective.
Le général Pershing a rassemblé autour de Chaumont un groupe impressionnant d’écoles, dont l’existence est connue aussi bien par les dossiers conservés aux Archives départementales de la Haute-Marne (R 723, entre autres) que par divers témoignages directs ou indirects. Ce sont :
- l’école d’état-major à Langres,
- l’école des interprètes à Biesles,
- l’école du génie au fort de Saint-Menge,
- l’école des ponts à Bannes, en bordure du lac,
- l’école de la guerre chimique aux Rieppes et à la Peine (communes de Choignes et de Chaumont),
- l’école des chars à Bourg.
À l’exception des deux premières, ces écoles sont toutes installées hors agglomération, ce qui est normal puisqu’elles doivent disposer d’un terrain de manœuvre. On ignore pourquoi Saint-Menge a été préféré à Dampierre ou au Cognelot, forts qui, comme lui, disposaient d’un périmètre fortifié autour du fort proprement dit.
Ces troupes doivent être soutenues. Outre les hôpitaux à Chaumont et à Langres, on connaît trois grandes installations logistiques américaines en Haute-Marne. Ce sont :
- le magasin des Franchises et le parc à fourrages de Langres,
- le dépôt de Jonchery, qui couvrait plus de cent hectares et était relié à la voie ferrée,
- le dépôt de munitions du Corgebin.
Ces deux derniers, aménagés par les Américains, ont disparu.
À cela, il faut ajouter une unité de bucheronnage et de sciage à Eclaron.
Le soutien des corps de troupe ne se limite pas à ces deux dépôts. Les plans de l’époque prouvent la présence à Chaumont et à Langres de foyers de l’Y.M.C.A. (Young Men’s Christian Association) qui peuvent s’apparenter aux foyers catholiques organisés par les paroisses dans les villes de garnison.
Deux services étaient regardés avec curiosité par les Français. C’était d’abord le service électrique, qui mettait en œuvre des groupes électrogènes pour éclairer les casernes et les baraquements. Car, en 1914, toutes les casernes françaises n’étaient pas équipées d’électricité.
C’était ensuite les stations de pompage de campagne mobiles ; elles posaient à même le sol des canalisations légères qui alimentaient des zones sans eau et sans puits, telles que le plateau des Rieppes et de la Peine à Chaumont-Choignes (témoignage oral du propriétaire de la ferme des Rieppes).
Les Français découvraient ainsi que l’électricité et l’eau courante dans les casernements étaient d’usage commun pour les Américains.
Les états-majors et les troupes étaient logés dans des bâtiments existants loués à l’Etat, aux communes ou à des particuliers.
Les troupes étaient dispersées dans une multitude de villages.
L’inventaire qu’on peut en dresser, à partir des Archives départementales et du S.H.AT., est probablement incomplet.
À l’origine, elles étaient logées chez l’habitant, dans des chambres pour les officiers, dans des granges ou des greniers. Par la suite, leur nombre imposa la construction de baraques pouvant abriter cent soldats. Aucun document conservé ne peut donner le nombre total des baraques édifiées. On sait seulement, par un état conservé aux Archives départementales, qu’il y en avait 69 à Chaumont, et une carte postale permet de dénombrer celles qui formaient le camp de Bourmont. Au départ des Américains, elles ont été vendues. Aucune ne subsiste aujourd’hui.

Date de dernière mise à jour : 29/02/2024

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